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Récit de Joseph, dit l’Hébreu.
« Ma famille et moi sommes levés depuis l’aurore. Affairés au dernier grand projet de Pharaon. Traînant les charges de pierres sans broncher. Je suis né ici, dans cette carrière de pierres. Né esclave, destiné à être esclave. Je repense au rêve étrange que j’ai fait dans lequel le roi des rois avait besoin de mon aide.
Seuls quelques palmiers offrent de l’ombre aux gardiens en pause, sous le soleil cuisant. Je les entends parler entre eux. Pharaon paiera grassement celui qui pourra interpréter les terribles rêves qu’il fait. Après avoir discuté avec les gardiens, qui rient bien de mon audace d’adolescent, on me mène à Pharaon, m’expliquant bien que je risque ma peau. Je n’en ai cure.
Une porte s’ouvre devant moi. Tout au fond de la pièce, assit sur un trône doré recouvert d’une peau de léopard se tient Pharaon, un large pectoral précieux recouvrant son torse, son front ceint d’une coiffure dorée qui luit sous la lueur des torches. À côté de lui, une très belle femme, la reine. D’un pas lent et recueilli, je m’approche. Il se lève de son trône, mécontent.
- Mes hommes m’ont dit que tu souhaitais me voir ? Sais-tu que tu es soit courageux ou soit complètement sot ?
Je l’informe que je peux interpréter ses rêves. Le Grand Ramsès II éclate d’un rire sonore qui se répercute sur les murs de pierre du temple. C’est la première fois que je vois de près notre tyran. Je ne peux m’empêcher d’être fasciné par cet être d’une quarantaine d’années, costaud comme un bœuf.
- Toi, l’Hébreu, mes hommes m’ont informé de ton nom. Tu travailles à ériger mon palais à Abou-Simbel. Tu n’es qu’un esclave. Comment peux-tu prétendre pouvoir analyser mes songes alors que le grand prêtre même n’y parvient pas ?
- Je le puis, sire, dis-je, forçant ma voix à ne pas fléchir. Dites-moi un de vos rêves.
Pharaon réfléchit, incertain. Il décide de me laisser une chance. Si j’échoue, je retournerai travailler à Abou-Simbel. Si j’atteins le but fixé, il exaucera un de mes souhaits pour me remercier. Je demande la libération de ma famille et leur vie sous la protection de Sa Majesté. Pharaon sourit et lève son sceptre d’or.
- Soit. Je te donne ma parole. La reine Nofrétari m’est témoin.
Dans le rêve récurrent de Pharaon, le dieu taureau Apis écrase les récoltes, le Nil déborde et son peuple se soulève. Je ne suis pas devin, mais j’ai toujours eu beaucoup d’instinct. Je déclare d’un air solennel, les bras croisés :
- Votre rêve, Majesté, ne fait que refléter vos craintes les plus profondes. Vous voulez plaire aux dieux, avoir de bonnes récoltes pour que votre peuple soit heureux et continue de voir en vous leur souverain d’Égypte.
Je termine mon propos, un peu craintif. Pharaon me regarde, stupéfait. Il tire sur sa barbe pastiche en or et turquoise. Il m’observe avec intérêt. Il éclate soudain d’un rire franc. Satisfait de mon explication, il me rend la liberté ainsi qu’à ma famille. Je deviens conseiller en rêves. Je ne peux m’empêcher de penser aux autres Hébreux suant sang et eau à la carrière, mon peuple.
Les semaines suivantes, Ramsès me fait souvent venir. J’ai l’impression parfois, qu’il s’invente des rêves pour pouvoir me parler. C’est un être tourmenté. Il me parle de son désir d’un traité de paix avec les Hittites. Dans ces moments, il ôte sa lourde coiffure à serpent doré, se passe la main sur son crâne rasé, perplexe. Ramsès possède une grande volière emplie d’oiseaux chanteurs. Il a réussit à en faire percher un sur son doigt et, souvent, il fredonne devant l’oiseau. Ramsès adore ses enfants. Dans ses bons jours, il joue avec eux à imiter les sifflements d’oiseaux et à faire des grimaces. Il leur raconte des histoires aussi.
Il me parle de ses croyances, de tous ces dieux mi-humains, mi-animaux, trouvant en moi un auditeur attentif. Je lui parle aussi de mon Dieu, Yahvé, ainsi que de mes ancêtres, Abraham et Jacob. Ramsès ne m’interrompt jamais mais dit toujours que c’est étrange, un seul dieu qui gouverne tout. Lors d’une de ces rencontres, Ramsès me confie qu’il y aura une tombe à mon nom, près de la sienne, de sa femme et de son fils bien-aimé. Même si je ne crois pas au dieu Amon-Rê ni à Anubis, le dieu des morts, je suis touché. Je fais partie de la famille. De plus, Ramsès a affranchi mon peuple.
Un matin, je trouve Ramsès particulièrement tendu, dans sa chambre, alité. Une vilaine toux le secoue, il est tout blême. C’est la première fois que je le vois aussi vulnérable. La sueur lui coule dans la figure. Il prend ma main, la serre avec douceur. La sienne est moite, chaude. Il me regarde de ses yeux larmoyants et me dit :
- Joseph, tu es un fils pour moi.
À cette énonciation, je ne peux m’empêcher de verser une larme, ému. Il tousse de nouveau, crache dans un pot. Sa voix n’est qu’un mince fil. Il tremble de tout son corps.
- Je fais un rêve étrange, depuis deux jours. Je suis seul sur le Nil dans une barque, le dieu crocodile Sobek essaie de m’attraper et ses acolytes serpents aussi.
- Tu as peur de mourir.
- Je sais, oui. J’ai toujours su ce que voulaient dire mes rêves. Il me fait un clin d’œil.
- Mais celui-ci est très troublant. Je…ne veux pas…
Il se mord la lèvre. Ses yeux regardent partout, apeurés, tels ceux d’une antilope attaquée par un lion. Je serre sa main humide, agitée de frissons.
- Tu ne mourras pas. Tu as encore beaucoup d’années devant toi.
Son regard inquiet fait place à un léger sourire empli de gratitude. Le lendemain, la fièvre tombée, toussotant, encore faible, il remonte sur son trône. Ramsès, le deuxième du nom, mon deuxième père, veille sur sa patrie avec courage ».
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